London Calling

Tous les voyages sont décevants.
En fait, tout, dans la vie, peut être décevant.
Parce que c’est très simple d’être déçu.
Il suffit d’avoir des attentes.

Tous les voyages sont décevants, donc.

Ils sont décevants, pour moi, parce qu’ils sont toujours trop courts.
Qu’ils génèrent de la frustration.
Que je voudrais tout voir, tout faire, tout connaître, sentir toutes les odeurs possibles, entendre tous les sons, voir toutes les couleurs et les formes, toucher le bitume, le béton, autant que les arbres et l’herbe parsemée de terre et de cailloux, sentir la pluie fine et le soleil.

Comment ne pas être déçue, quand on a toutes ces attentes ?

En transcendant ma déception, ma frustration, j’ai souvent ressenti que mes voyages m’avaient apporté quelque chose de particulier, de presque impalpable.
Une transformation. Quelque chose qui fait grandir.

Ce n’est pas le voyage en soi qui fait grandir.
C’est cette sorte de transit.
De mise en suspens de la vie de tous les jours.
Comme si le temps s’arrêtait.
Les repères changent et appellent au changement intérieur.
A la remise en question.

Qu’est ce qu’on cherche dans le voyage ?
Qu’est ce qu’on cherche à oublier?
Qu’est-ce qu’on fuit?

Un jour, une minute, une seconde, le voyage est comme toutes les drogues.

Dans sa mise à distance du familier, du quotidien, du connu, il nous transporte vers l’ailleurs, l’inconnu, l’autre soi.

Pour moi, le voyage a cessé d’être une fuite mais reste une évasion.
Une évasion consciente du quotidien vers un ailleurs fantasmé.
La possibilité d’être n’importe qui.
D’être moi ou quelqu’un d’autre, sans que cela ait la moindre importance.
De me définir à nouveau librement, sans les définitions figées du quotidien, de l’entourage, de l’environnement tellement rassurant, tellement familier qu’il est étouffant.
Avoir le sentiment de n’être attachée à aucun territoire, et de pouvoir vivre n’importe où.

Recommencer une nouvelle vie, à chaque fois.

Londres m’a souvent fait rêver.
J’ai rêvé de cette liberté d’être, simplement, sincèrement, sans se soucier du regard des autres.
D’avoir les cheveux bleus, roses, verts, et côtoyer les traders de la city en costume sans que cela pose question.
De pouvoir commander son café en pyjama.
D’être tatoué de partout. Ou pas du tout.
Londres m’a fait rêver, parce que pour moi, c’est la ville des Clash, plus que celle des palais royaux.

Je rêvais de cette liberté, de cette révolte, de cette nonchalance.

J’ai beaucoup rêvé, et beaucoup imaginé comment serait un voyage à Londres.
J’ai imaginé l’ambiance, les tunnels sales et recouverts de street art, les tatouages, autant que les parcs, les maisons coquettes et colorées, et le liberty.

Ce que j’ai cherché, je l’ai trouvé.
J’ai trouvé le street art et le liberty, les tatouages et les parcs, les maisons coquettes et les tunnels sales.

J’ai trouvé tous mes fantasmes de cette ville.
Parce que mon regard les a cherchés, les a attendus.
J’aurais pu en trouver plus, encore.
Aller vers des quartiers moins touristiques.
J’aurais pu vivre une autre expérience.
Prendre le taxi. Aller sur des rooftops.

Mais comme d’habitude, le voyage est trop court.
Trop court pour aller au-delà du fantasme, pour s’ancrer dans une réalité.
J’aurais voulu rester là-bas, prendre mon café à emporter le matin et courir vers le métro, faire des pique niques le dimanche dans un parc, pester contre le prix des transports en commun, rager contre les touristes.

Là encore, fantasmes.

J’aurais voulu.
Voir plus loin.
Comme toujours, creuser, comprendre.

Mais bien sûr, il a fallu repartir, très tôt, trop vite.
Pourtant, ce voyage a pris une saveur particulière, différente de mes autres incursions dans les capitales européennes.

Les autres fois, je marche jusqu’à plus soif, jusqu’au quasi épuisement, je me perds dans les rues, je sillonne les parcs, dans ma logique du « je veux tout voir tout faire tout embrasser ».
Je fuis les endroits touristiques, mais je passe quand même devant, par principe, pour me dire, oui, j’ai vu ça, ça aurait été dommage de venir et de le rater.
Et à chaque fois je suis oppressée par la foule, je peste et je piétine derrière mes homologues touristes.

Cette fois-ci, j’avais bien sûr une idée de ce que je voulais voir.
Le premier jour, itinéraire tout tracé.
Paddington, Portobello, Notting Hill, Little Venice, Camden Town, Regent’s Park, retour à Baker Street.
Le premier jour seulement.

En trois jours, je n’ai rien vu de Londres.
Presque rien.
J’ai lâché ce commandement du faire, du voir, pour me laisser vivre – un peu.
Si j’avais eu mon approche classique de la ville, j’aurais sûrement erré des heures dans East London, l’oeil à l’aguet du street art.
Je ne l’ai pas fait.
Je serais allée au Victoria and Albert Museum.
Mais je ne l’ai pas fait.

Je n’ai pas vu les oeuvres de Banksy.
Je ne suis pas allée à Shoreditch.
Je n’ai visité aucun musée.
Mais j’ai bu des cafés, beaucoup de cafés.
J’ai vite appris à demander un double expresso pour avoir un équivalent du café allongé que je bois ici.
J’ai mangé le midi dans des restaurants vegan un peu hype et le soir dans des temples de la junk food.

J’ai fait semblant de troller des photos de touristes devant le Sherlock Homes Museum.
J’ai vu des manifestants devant l’ambassade de Russie.
Un spectacle de magie.
J’ai bu de la bière en marchant.
J’ai vu un écureuil.
Des gars qui faisaient des triples saltos arrières et d’autres qui jouaient de l’harmonica.
J’ai fait 253 boutiques de touristes pour essayer de trouver des bricoles à ramener.
J’ai marchandé un sweat, pour le plaisir.
Je n’ai pas acheté de licorne.
J’ai pensé que tous ces gens qui travaillent dans Soho ou à Notting Hill doivent avoir des salaires de misère, habiter loin et faire des heures de transport tous les jours pour nous servir, nous, les touristes.

J’ai emmagasiné, en trois jours, tellement de sensations, d’odeurs, de goûts, de sons.
Londres sent le gaz et la sueur, l’odeur verte et sucrée de ces plantes avec lesquelles on fait des haies, la junkfood, les égouts, la marée.
Londres est multicolore et multi accents.
Londres est pleine de touristes, et d’étrangers qui y travaillent.
Londres est une ville comme les autres, avec les mêmes chaînes de magasins, et ça donne envie de pleurer.
Londres peut être ensoleillée pendant trois jours, et ça fait sourire d’avoir trop chaud.

Le plus beau, dans ce voyage, c’est de se dire que rien n’est définitif et qu’à la fois tout est parfaitement aligné.
Que je n’ai rien vu, mais que j’ai vécu tout ce que j’avais à vivre, cette fois-ci.
Que Londres, je peux y retourner.
Et que peut-être je n’y retournerai jamais.
Que c’est très bien comme ça.
Qu’il faudra juste se rappeler de ne pas manger trop de mayonnaise, même vegan, même avec de la harissa, parce que ça peut me rendre malade, vraiment.
Ah, et de ne pas marcher en sandales, parce que ça peut faire des tendinites, un peu.
Et puis quelques autres trucs.
Oui, ce voyage a été une évasion.
Pour toutes ces choses profondément ancrées, qui ont pu se libérer, le temps d’un week-end.
Et c’est là tout le travail du retour.
Faire en sorte que le quotidien lui-même redevienne ce champ des possibles.

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