Dis, c’est quoi, la discipline ?

Parfois, la routine endort.
Elle berce. Elle apaise comme le bruit des vagues.
Elle a un tel potentiel soporifique qu’elle en vient à endormir le cerveau.
Heureusement, il suffit d’une étincelle pour lui faire comprendre, au cerveau, qu’il s’est endormi, et qu’il est temps de poursuivre son exploration du monde.

Alors voilà.
Je me suis un peu endormie.
Pas vraiment, pas complètement, mais disons que je me suis posée, tranquillement, dans mon quotidien, dans ma routine personnelle.

Grand bien m’en a fait.
Parce que mon cerveau, las de se poser, avide d’explorer de nouveaux territoires, a sauté sur l’occasion, quand il y a quelques jours, il a vu arriver ce mot dans une conversation : « discipline ».
Le mot m’a provoqué un tel choc que j’ai compris : c’était le moment de se réveiller.
Comme à mon habitude, il m’a mise en colère, je n’étais pas d’accord.
Alors il a fallu que je me demande pourquoi.
Pourquoi je n’étais pas d’accord avec cette conversation.

De là m’est venue cette réflexion.
Si je ne suis pas d’accord avec cette vision qui m’est présentée de la notion de discipline, encore faut-il que je puisse expliquer pourquoi.
Que je puisse apporter ma définition de la discipline.
Parce qu’au fond, qu’est-ce que c’est, la discipline ?
Alors je cherche, je reprends les bases.
Le dictionnaire me parle de règles de vie que l’on s’impose à soi-même, de règles de vie dans un groupe donné.
Si l’on remonte dans le temps, le mot désigne un « massacre, carnage (résultant de l’exercice d’une justice, d’un châtiment) », un fouet utilisé pour se mortifier.

[box type= »note »]Je trouve intéressant de voir que ce mot que l’on regarde tous avec admiration, comme si celui qui possédait cette qualité était un homme au dessus du lot, puisse désigner un instrument de châtiment.
Nietzsche dirait probablement que c’est la morale catholique qui nous a conduit à ériger en valeur le fait de s’infliger cette souffrance.[/box]

Pourtant, même dans la philosophie du yoga , la discipline a une place importante.
Ou plutôt, j’ai imaginé jusqu’ici qu’elle avait une place importante.
Un des principes fondamentaux du Yoga est « Abhyasa »*, que j’ai toujours traduit par discipline.
Alors qu’en vérité, le mot veut dire répétition, étude, exercice, habitude.
Mais pour moi, tout cela, c’était de la discipline.
La répétition d’une saddhana** tous les matins, c’est de la discipline.
C’est là encore que je me rends compte à quel point cette notion est personnelle.
A quel point elle est construite en chacun de nous en fonction de notre vécu, de notre histoire, de notre conditionnement social.

Avant de commencer ce post, je dois avouer que j’ai avalé au moins deux cafés, et savouré plusieurs bouchées granola/peanut butter/chocolat noir.
Soit à peu près l’exacte inverse de ma notion première de discipline.

Sans avoir besoin de l’avouer, puisque la date de mon dernier post est révélatrice, mon silence prolongé sur ce blog témoigne encore d’une expression opposée de ma vision de la discipline.

Dans l’absolu, je m’étais fixé l’objectif d’écrire une fois par semaine.
Objectif que j’ai pu tenir pendant plusieurs semaines avant de dériver vers une alimentation sporadique de cet espace d’échange avec le monde qu’est pour moi La Tortue Qui Danse.

Dans l’absolu aussi, je ne mange pas de sucre et j’évite les excitants.

Si l’on prend ces éléments pour juger mon niveau de discipline, il est aisé de voir que je suis totalement indisciplinée.

Et c’est là que les choses commencent à se corser.

Parce que, voyez-vous, cette vision est très partielle, et tout à faire subjective.

Si j’avais commencé en vous disant que tous les matins, je prenais ma douche en terminant à l’eau glacée, qu’ensuite j’enchaînais avec un rituel ayurvédique et une pratique de yoga, avant de boire de l’eau chaude additionnée d’herbes au goût étrange, vous auriez probablement eu une autre idée de mon niveau de discipline personnelle.

Pourtant, la vision que j’ai de moi-même, à l’instant, comme souvent, est celle d’une personne qui faiblit trop fréquemment, qui n’a pas assez de rigueur, qui ne s’astreint pas suffisamment.
Bien sûr. Parce qu’à chaque fois que la barre est atteinte, il suffit de la remonter un peu plus haut pour être certain que nous ne serons jamais au niveau.

En vérité, il est tout à fait possible que pour certains d’entre vous la discipline ne soit pas une valeur positive.
Mais je crains que nous soyons une grande majorité à vénérer le dieu discipline, en particulier dans les milieux du yoga, de la médecine alternative, du bien-être et de l’évolution personnelle.
Au moins autant qu’à l’armée et dans les salles de sport.
Et cela m’interroge, vraiment, de savoir pourquoi une telle valeur est considérée par nous comme une valeur supérieure.
Comme si le fait d’être discipliné nous transformait en être supérieur.
En cet instant, toute la réflexion de Bourdieu dans La domination masculine me revient, et je revois ce schéma avec les valeurs opposées et leur répartition genrée.
[box type= »note »]La discipline, la rigueur, c’est pour nous une valeur forte, masculine, en opposition à l’indiscipline, la désinvolture, ramenée dans le champ du féminin.
Et cette opposition rigueur/désinvolture, dureté/douceur, nous laisse croire, dans notre système de valeurs, que c’est la rigueur qui est au-dessus de la désinvolture, parce qu’elle appartient au champ du dominant.[/box]
Aussi nous voilà tous à nous ruer vers la dureté, même lorsque nous souhaitons nous assouplir, parce que pour y arriver, nous choisissons la voie de la discipline, comme seul et unique choix reconnu dans notre échelle de valeurs.

Et je vois maintenant, avec dix ans de recul, toutes ces personnes qui s’enorgueillissent de terminer leur travail à dix-neuf heures, de faire des semaines de cinquante heures, de faire dix heures de sport en salle par semaine, de faire des diètes hyperprotéinées, comme si aller à l’encontre de nos besoins primaires était une victoire, comme si le contrôle nous rendait plus forts, comme si dominer le corps était une conquête de valeur.

Je vois tout cela, et je me demande quand nous serons capables de nous poser.

Si j’ai autant apprécié le livre de Bourdieu, c’est que vingt ans après, il garde toute sa fraîcheur, toute sa finesse dans l’analyse d’un système qui reproduit les inégalités et les fait passer pour naturelles.***
La logique de reproduction est partout, de la sphère familiale à l’instrument d’Etat, de la croyance religieuse à l’école.
Et les oppositions dominant/dominé sont tellement incrustées dans nos inconscients que nous en oublions qu’elles ne sont pas naturelles.
Observez les hommes et les femmes qui vous entourent.
La douceur est partout. Chez les hommes, chez les femmes.
La fermeté aussi.
Seulement un jour, nous avons décidé que la fermeté était un attribut masculin, et que la douceur était un attribut féminin.
Et nous avons fini par y croire.
Pire, nous avons instauré un jugement de valeur dans cette opposition.

Le problème, ce n’est même pas tant d’avoir affecté la dureté à l’homme et la douceur à la femme.
Le problème, c’est d’avoir mis un jugement de valeur au milieu.
Etre fort, c’est bien.
Etre faible, c’est mal.
L’homme est fort.
La femme est faible.

Quel rapport avec la discipline, me direz-vous ?
Tout.
Tout, parce que nous prônons la force, le contrôle, la dureté, et nous méprisons la fragilité, l’abandon, la douceur.

Nous feignons de prétendre que nous aimons la douceur, que nous voulons du lâcher prise, que la fragilité est précieuse.
Et tout chez nous prouve que nous pensons l’inverse.

Honte à celui qui ne tient pas une discipline, qui ne saura pas faire disparaître ces bourrelets disgracieux de son abdomen, qui ne se lèvera pas à 5h du matin pour faire sa méditation, qui ne se nourrira pas uniquement de denrées crues, qui ne fera pas sa cure d’automne, qui partira à 16h de son travail…
Ces exemples parleront à certains, peut être moins à d’autres.
Peu importe, quel que soit le milieu où vous évoluez, vous aurez une appréciation différente de ce qui est bon ou mauvais, de ce qui est considéré comme admirable ou méprisable.
Mais vous aurez certainement la même façon de hiérarchiser les valeurs.

Pour avoir une vision différente, j’en viens alors à choisir les lunettes de l’ayurveda, où l’absence de hiérarchie permet de respirer différemment.
[box type= »info »]De l’opposition présentée par Bourdieu dans notre système de valeur masculin/féminin, dur/mou, je bascule vers l’opposition dur/mou de l’ayurveda (kathina/mridu), qui sont simplement des attributs, des qualités présentes dans le monde.[/box]
L’ayurveda présente ces paires de qualités opposées simplement comme telles.
Il n’y a pas de jugement de valeur.
Le dur ne domine pas sur le mou. Les deux coexistent, simplement.
Alors la discipline n’est pas meilleure que l’indiscipline.
Il faut simplement comprendre que nous avons besoin des deux.
Que les deux sont en nous.
La discipline n’est pas une valeur positive en soi.
Elle ne nous rend pas meilleurs.

Regardez vous.
Qu’est ce qui fait de vous une meilleure personne ?
Etre capable de rigueur, être capable de souplesse ?
Je n’ai pas de réponse.
Je n’ai que des réponses très personnelles, et elles sont appelées à évoluer en même temps que j’avance dans ma vie.
Mais regardez-vous.
Regardez vous avec les lunettes ayurvédiques, et voyez toutes ces qualités qui coexistent en vous.
C’est ça, la vie.
Ce foisonnement. Ce fourmillement.
Cette conciliation perpétuelle entre toutes les paires d’opposés dont vous êtes composé.

Alors respirez, oubliez la discipline cinq minutes et profitez en pour aller manger du chocolat.
Vous aurez tout le temps d’aller courir demain.

*Abhyasa, la répétition, va de pair avec Vayraghya, le détachement.
** Une sadhana, c’est la répétition quotidienne d’une pratique. Elle se traduit littéralement par « le moyen d’accomplir quelque chose ».
***Voyez ici, s’il vous plaît, une appréciation personnelle, et non pas une tentative d’analyse critique du travail du sociologue. Je laisse le soin aux personnes plus intelligentes que moi de s’en charger.
 

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